PAR MANUEL MORAGUES / Usine Nouvelle
PUBLIÉ LE 24/11/2016 / source = Usine nouvelle
Les sales gosses. » C’est ainsi que François Brottes les appelle. En tant que chef de la famille électrique française, le patron de RTE, l’opérateur du réseau haute tension, se retrouve à accueillir, mi-agacé, mi-indulgent, ces rejetons du numérique et des renouvelables qui s’imposent en trublions de l’électricité. Eux se voient plutôt comme des corsaires. Réinventant la fourniture d’énergie ou s’attaquant aux inefficacités du système, ces nouveaux acteurs surfent sur la lame de fond qui emporte le monde de l’électricité vers de nouveaux horizons. Pour les électriciens historiques, en revanche, ce sont tout simplement des barbares : ils raflent la relation client et saccagent les codes qui régissent depuis des décennies le système. Les géants EDF, Engie, Enedis et leurs pairs étrangers ne peuvent ignorer l’irruption de ces start-up qui veulent dynamiter leur quasi-monopole. Ils ne sont pas à l’abri de l’ubérisation. « Uber et Airbnb s’attaquent à des secteurs monopolistiques et – ou peu innovants, qui s’appuient sur des actifs existants. Le secteur de l’énergie correspond parfaitement à cette cible, même si les contraintes réglementaires restent fortes », résume Nicolas Goldberg, consultant chez Colombus.
Ekwateur est l’un de ces barbares. Son offre de fourniture d’électricité et de gaz 100 % renouvelables, lancée en septembre, est au service d’une ambition : « Tailler des croupières à EDF et à Engie, qui captent 97 % du marché français », clame Julien Tchernia, son président. Se positionnant « à la croisée des transitions écologique, économique et numérique », il se moque du business model traditionnel. « Nous ne sommes pas plus énergéticiens qu’Amazon n’est libraire ! » L’énergie est achetée à des producteurs. Ce n’est qu’une commodité. Ekwateur ne compte pas gagner de l’argent sur les kilowattheures mais sur les abonnements, comme dans les télécoms dont est issu Julien Tchernia. Ce ne devrait être qu’une première étape pour ce fournisseur 100 % digital. Jérémie Haddad, associé chez EY et spécialiste de l’énergie, le compare à Free dans son fonctionnement, « avec un atout compétitif fort : son système informatique de facturation développé en interne ». Ekwateur se veut collaboratif. Envers ses clients, incités à produire de l’énergie ou à travailler pour lui, façon Uber. Mais surtout envers des fournisseurs de solutions et de services qu’il intégrera à son écosystème. « Nous voulons être une plate-forme de services. Cela peut faire basculer notre business model », espère Julien Tchernia.
Barbare, Enercoop l’est aussi, à sa manière. Ce fournisseur d’électricité existe depuis dix ans. Son directeur, Emmanuel Soulias, revendique « une triple rupture par rapport au système français dominé par EDF », en se positionnant en tant que « coopérative, 100 % énergies renouvelables (EnR), décentralisée ». Issu de réseaux militants et jusqu’ici cantonné à une niche, Enercoop se lance à présent dans un changement d’échelle. « Nous voulons passer de 40 000 clients aujourd’hui à 150 000 en 2020, explique Emmanuel Soulias. Il y a 10 à 15 % de personnes écolo-sensibles en France, cela représente plus de 3 millions de clients ! » Outre les 3,5 millions d’euros levés auprès de ses sociétaires, Enercoop profite de la fin du monopole d’EDF sur le rachat subventionné de l’électricité verte, acté par décret en juin. « Pour nous, cela change tout ! Nous pouvons désormais accéder à des productions plus compétitives et plus variées. » Ce verrou majeur, enjeu d’une bataille entre EDF et les fournisseurs alternatifs depuis des années, n’est toutefois pas complètement levé : « Les contraintes réglementaires font que ce décret est inopérant pour nous, s’insurge Julien Tchernia, le président d’Ekwateur. Ce n’est pas nouveau : toute la réglementation sur les EnR freine leur développement et protège EDF. Il faut qu’on fasse sauter tout ça ! Il faut en finir avec le tarif de rachat. »
Les renouvelables mènent la barbarisation. Après avoir imposé pendant quinze ans leur électricité au réseau, produisant quand cela leur chante et forçant les centrales classiques à s’effacer, les EnR veulent s’émanciper des mécanismes de soutien devenus synonymes de contraintes et de freins. Elles comptent sur leur compétitivité croissante pour s’imposer partout sur la planète. Et propager une disruption mortellement dangereuse pour les acteurs traditionnels : la décentralisation de la production. L’éolien, et plus encore le solaire, peut être déployé en petites unités au sein des territoires et jusque chez les particuliers. Collectivités et consommateurs s’en emparent pour s’approprier la production de leur énergie. « Ce mouvement de fond est le phénomène qui inquiète le plus les électriciens », relève Jérémie Haddad, d’EY. Les acteurs qui s’en revendiquent ont un argument fort : produire sur place pour consommer sur place, c’est bien plus efficace que le système centralisé actuel, dans lequel 10 % de l’électricité est perdue sur le long trajet qui va des centrales aux consommateurs. Sans compter le coût des lignes.
Comwatt est l’une de ces start-up qui s’attaquent à cette inefficience du système. Avec une promesse forte : en équipant votre maison de panneaux solaires, vous pourrez couvrir 50 % de vos besoins en électricité. Et le kilowattheure autoconsommé vous reviendra tout compris à 10 centimes d’euros… contre 15 centimes celui acheté à votre fournisseur traditionnel ! La start-up exploite le bas coût du photovoltaïque mais, surtout, pilote les consommations de la maison de façon à les faire coïncider avec la production solaire. Elle assure ainsi lever le dernier verrou du photovoltaïque : sa dépendance à la météo. Et vise rien de moins que d’équiper 25 % des foyers européens d’ici à dix ans. De son côté, Valénergies ne pilote pas les consommations, pour le moment, mais offre aux PME industrielles de leur fournir, installer (et désinstaller si elles n’en veulent plus) à ses frais des installations solaires packagées, de 30?kW l’unité. En échange, la PME lui achète toute l’électricité produite, à un tarif garanti 10 % moins cher que celui de son fournisseur classique. Valénergies dit couvrir 20 à 40 % de la consommation de ses clients, sans investissement ni engagement de leur part… « On casse les codes ! », affirme Olivier Béchu, son directeur général.
L’autoproduction est une tendance mondiale. Elle n’en est qu’à ses débuts, mais les barbares bataillent déjà contre les barrières réglementaires qui limitent les échanges d’énergie entre consommateurs-producteurs distincts au sein de microréseaux plus ou moins privés, et qui leur imposent de payer l’utilisation du réseau alors qu’ils l’empruntent juste localement. Les opérateurs de réseau, rémunérés à l’énergie transportée, sont menacés. Leurs lignes seront moins utilisées. Qui paiera pour les entretenir ? Que devient le principe de péréquation des tarifs du réseau qui assure la solidarité territoriale ? Quid du foisonnement (le lissage sur le territoire des variations de demande et de production) permis par le réseau ? « On verra plus tard », répondent les barbares !
Les Uber de l’énergie donnent aux consommateurs le pouvoir d’agir sur le système électrique en améliorant son efficacité. Produire localement est un levier d’action. Moduler sa consommation en est un autre. C’est le principe de l’effacement, qui s’est imposé comme un outil d’équilibrage du réseau : face à un manque d’électricité par rapport à la demande, réduire la consommation d’un agrégat de consommateurs est aussi utile qu’augmenter la production d’une centrale. Et plus efficace : pas besoin de turbines émettrices de CO2. Ainsi, aux États-Unis, au terme d’une bataille judiciaire entre producteurs et agrégateurs d’effacement, un kilowattheure effacé est payé autant par le réseau qu’un kilowattheure produit… Négawatt = mégawatt ! L’équation révulse les producteurs à travers le monde, qui voient déjà leur échapper des milliards d’euros de marché chaque année. Mais ce n’est qu’un début : la modulation de la consommation s’allie à la production locale et aux batteries pour former un cocktail de flexibilités d’autant plus valorisable que l’essor des renouvelables rend la production moins fiable.
Flexicitry au Royaume-Uni, Enernoc et bientôt Tesla aux États-Unis, Restore en Europe du Nord, Energy Pool en France et en Asie… Les opérateurs capables de piloter ces flexibilités grâce au numérique se multiplient, au grand dam des acteurs historiques. « Comme Uber, on se met auprès des clients pour leur apporter la valeur qui était aux mains de grands acteurs dominants, indique Olivier Baud, le président et fondateur d’Energy Pool. Nous trouvons de nouveaux optimums économiques, plus tournés vers les consommateurs, pour faire fonctionner le système électrique. C’est très déstabilisant pour les électriciens traditionnels, qui sont aux antipodes de l’agilité et de l’innovation que cela implique. » La blockchain, pour qui l’énergie, après la finance, est une cible de choix, pourrait bien les ébranler un peu plus en convertissant l’énergie à un réseau peer-to-peer totalement décentralisé. De quoi ubériser jusqu’aux Uber de l’énergie.
Le marché français de la fourniture d’électricité est presque tout entier aux mains des acteurs historiques. Cette domination aiguise l’appétit de nouveaux venus. Et leur ambition : qu’une fraction des clients d’EDF se tourne vers la concurrence et ce sont des centaines de milliers de clients gagnés.
Ekwateur se définit comme un fournisseur collaboratif d’électricité 100 % renouvelable. Il est aussi 100 % digital. Pour lui, le kilowattheure n’est qu’une commodité permettant de gagner une relation client. Il veut devenir une plate-forme de services à l’énergie ouverte à de nombreux partenaires. Après son entrée remarquée en septembre, il vise 500 000 clients en cinq ans.
Fournisseur pionnier d’électricité renouvelable, Enercoop, créé il y a dix ans, est une coopérative de producteurs et de consommateurs qui se positionne en rupture avec le modèle centralisé et nucléaire français. Longtemps cantonné à une niche, il veut s’appuyer sur l’essor des renouvelables pour changer d’échelle et atteindre 150 000 clients en 2020.
Cette filiale du groupe Valdunes propose une offre inédite aux PME disposant d’un terrain. Elle fournit et pose à ses frais une installation photovoltaïque capable de couvrir entre 20 et 40 % de la consommation du client. À qui elle garantit un tarif 10 % moins cher que celui de son fournisseur habituel. Sans investissement ni engagement dans la durée de la part de la PME.
Acteur historique de l’effacement énergétique auprès des industriels français, Energy Pool (ex-filiale de Schneider Electric) se transforme en opérateur de flexibilité. Pilotant, à la hausse comme à la baisse, les consommations de ses clients mais aussi leur capacité de production et de stockage, il optimise le système électrique en tirant la valeur vers les consommateurs.
Comwatt veut équiper 25 % des foyers européens d’ici à dix ans. Les consommations sont pilotées et ajustées sur la production solaire locale. Un « stockage dans les usages », selon le président de la start-up, Grégory Lamotte, qui permettrait de couvrir 50 % de la consommation, à 10 centimes d’euros le kilowattheure, contre 15 centimes pour le tarif réglementé.