Propos de Philippe Boisseau, directeur général de la branche Marketing & Services, et directeur Énergies Nouvelles de Total, recueillis par Michel Cabirol
Propos de Philippe Boisseau, directeur général de la branche Marketing & Services, et directeur Énergies Nouvelles de Total, recueillis par Michel Cabirol
Quelles sont les perspectives du solaire ?
La croissance du secteur solaire s’est accélérée. Nous anticipons, pour au moins les cinq prochaines années à venir, une consommation d’énergie solaire en hausse de 12% par an. Cette croissance est même beaucoup plus forte que ce que nous avions imaginé dans nos prévisions initiales. D’ailleurs, depuis cinq ans, les chiffres du marché n’ont cessé de dépasser nos prévisions de croissance. Parallèlement, SunPower a montré une efficacité impressionnante dans la réduction de ses coûts de production rendant aujourd’hui le solaire compétitif face aux énergies conventionnelles dans une vingtaine de pays dans le monde. Aujourd’hui, le solaire y est rentable sans subvention.
Quels pays?
Ce sont tous les pays où le coût d’une centrale solaire complète est payé simplement par les économies de gaz ou de pétrole réalisées en produisant du solaire. Des pays où il y a du soleil mais où l’électricité est chère parce qu’elle est produite à partir de diesel ou de GNL importé, comme au Chili ou en Afrique du Sud… Pourquoi ? Le coût de production des centrales solaires se compare directement à ceux des centrales traditionnelles. Les gains d’économies en fioul lourd ou en gaz générés par une centrale solaire sont donc déterminants. A l’image de l’Arabie Saoudite qui brûle beaucoup de fioul.
Et pour les installations sur les toits ?
Dans le prix de l’électricité, un consommateur paie les coûts de production et de distribution pour amener l’électricité jusqu’à chez lui. Prenons l’exemple de la Californie : alors que le gaz n’est pas cher, les coûts de distribution y sont élevés. Il devient donc rentable pour un client individuel d’installer des panneaux solaires sur son toit et de produire son électricité plutôt que de faire venir de l’énergie à lui par le réseau. C’est d’ailleurs pour cette raison que le solaire se développe aussi rapidement aux Etats-Unis, alors que le prix du gaz est bas. Mettre des panneaux solaires sur les toits, c’est aujourd’hui rentable aux Etats-Unis.
Ce qui n’est pas tout à fait le cas en France ?
En France, c’est un autre problème. La France souffre de plusieurs difficultés qui viennent freiner le développement du solaire. La première est plutôt une bonne nouvelle pour les Français : la production d’électricité n’y est pas chère. En revanche, les 3 autres obstacles, pourraient être levés grâce à une action des pouvoirs publics. Avant tout, la filière solaire a besoin d’une labellisation urgente. Quand vous achetez aujourd’hui des panneaux solaires avec une durée de vie de 25 ans, vous n’avez que la parole du constructeur ou de l’installateur pour vous le garantir. Si votre panneau s’arrête de produire au bout de 10 ans, vous faites une perte considérable puisque la rentabilité de votre projet se calcule sur 25 ans. Il est donc essentiel de créer un organe indépendant qui puisse garantir la qualité des panneaux. Nous plaidons auprès des pouvoirs publics, notamment européens, pour la mise en place d’une véritable labellisation qui s’appliquerait à l’ensemble du secteur et qui aiderait les clients à savoir ce qu’ils achètent. Pour le moment, cette protection du consommateur tarde à se mettre en place, alors que le taux de défaillance lié à des panneaux de mauvaise qualité ne cesse de s’accroître. C’est un vrai handicap au développement du solaire, en France comme dans le reste de l’Europe.
Et les deux autres difficultés?
Les deux autres difficultés sont des exceptions françaises. La première tient aux délais de raccordement d’une installation solaire au réseau d’ERDF qui sont beaucoup trop longs. Ce délai s’élève souvent à plus d’un an, alors qu’en Allemagne, il n’est que de 6 ou 7 semaines. Cela entraîne des coûts importants d’immobilisation du capital engagé par les particuliers ou les professionnels. La seconde difficulté est liée à la place encore relativement marginale du solaire en France. Il n’y a pas encore de transparence sur les conditions d’installation des panneaux, ni d’efficacité dans l’organisation de cette filière. Il faut travailler sur l’amélioration de la formation des installateurs et la transparence de leurs coûts. Car tout cela n’aide pas à rendre l’industrie plus compétitive. Quand le même panneau après installation revient deux fois plus cher en France qu’en Allemagne, il faut se poser des questions…
Le solaire ne va-t-il pas tout simplement à l’encontre du business model d’ERDF?
C’est le cas en France comme dans le reste du monde. Il est clair que le développement du solaire se heurte aux “business models” des sociétés de distribution d’électricité, qui ont dû mal à rentabiliser leur réseau avec l’essor de cette nouvelle énergie. Mais le mouvement qui s’opère aux Etats-Unis est très intéressant. Aujourd’hui, les sociétés de distribution d’électricité, après avoir résisté, ont compris que cette évolution était inéluctable. Il valait donc mieux réfléchir à comment l’accompagner, en se mettant du côté des clients, plutôt que d’aller contre leurs intérêts. En Europe, EON en Allemagne a par exemple suivi ce mouvement. Les distributeurs d’électricité vont progressivement se mettre à intégrer le solaire comme une donnée inéluctable de l’évolution de leur “business model” parce que les clients le leur demandent.
Ségolène Royal a-t-elle conscience des difficultés du marché du solaire?
Je crois que la réflexion progresse en France sur le sujet. La mise en place d’une labellisation efficace serait un progrès décisif.
Y compris dans les tarifs?
Les mesures qui ont été prises récemment par le gouvernement pour faire évoluer le système des tarifs d’achat avec un dispositif de vente de l’électricité produite par les renouvelables au prix du marché, assorti d’une subvention variable, vont dans le bon sens. Elles évitent un poids trop lourd des subventions et font entrer une logique de marché dans le solaire. Nous en avons besoin, car le vrai défi du solaire tient dans sa capacité à se développer et être rentable sans mécanismes de soutien.
Quelle est la part de marché de Total dans le solaire?
Le solaire est un vrai pari industriel pour Total. Nous pesons 3% du marché mondial du solaire en termes de puissance installée. A titre de comparaison, notre production d’hydrocarbures représente 1,5 % du marché mondial. Nous sommes le numéro 2 mondial du solaire par le chiffre d’affaires. C’est un bon début, non ? Cela veut dire que Total y croit et que nous avons réalisé, avec SunPower, un investissement à la taille de ce marché. Nous avons construit et opérons en Californie le projet Solar Star. C’est la plus grande ferme solaire au monde avec une puissance de 700 MW, c’est l’équivalent d’une centrale nucléaire. Aujourd’hui, Total produit de l’électricité solaire notamment aux Emirats Arabes Unis, au Chili, en Afrique du Sud…
En termes de capacités de production?
Nous nous situons autour de la 10e place, nos carnets de commande sont pleins et nous projetons avec SunPower de tripler nos capacités de production d’ici à 5 ans. La différence, c’est qu’aujourd’hui la plupart des acteurs du solaire ne sont pas intégrés comme Total. Nous sommes aujourd’hui le seul acteur du marché d’envergure mondiale à évoluer en tant qu’opérateur intégré, de la recherche & développement dans le photovoltaïque jusqu’à la gestion de la ressource électrique d’une habitation, en passant par la conception de grandes centrales solaires.
Pourquoi avoir cédé Solar Star?
A l’époque, Total aurait dû investir des montants importants à un moment où SunPower et l’ensemble du secteur traversaient une période difficile. Nous avions déjà mis beaucoup d’argent dans SunPower, près d’1,3 milliard de dollars. Nous avons donc cédé Solar Star à une entreprise appartenant à Warren Buffet, tout en continuant d’assurer la construction de la centrale qui sera livrée d’ici fin 2015. Aujourd’hui, nous restons opérateur de Solar Star. Les temps ont changé. SunPower, qui a su depuis développer une véritable maîtrise et expertise dans la construction de projets solaires d’envergure, crée désormais beaucoup plus de valeur en ne cédant les projets qu’après leur entrée en service, voire même en restant copropriétaire des projets pendant leur exploitation.
Avez-vous l’intention de monter à 100% de SunPower?
Maintenir une partie du capital de SunPower sur le marché a une vraie vertu. Pour deux raisons. D’abord, ces sociétés ne sont que plus efficaces si elles sont managées selon le « business model » de la Silicon Valley. La réactivité de SunPower pour baisser les coûts est liée à ce mode de management qui repose sur des « incentives » (primes, ndlr) donnés aux personnels sous forme d’actions. Les performances boursières de SunPower sont donc un levier considérable pour manager l’entreprise. C’est pour cela que nous ne sommes pas entrés à 100 % au début et que nous sommes bien à 60%. Nous avons tenu à préserver cette culture qui était la garantie du succès de SunPower. Il y a une deuxième raison liée à la nature même de cet actif qui ne fait pas partie des métiers historiques du groupe. Le cours de l’action SunPower nous permet de disposer d’une mesure extérieure de la performance de son activité. C’est fondamental pour savoir où nous en sommes.
Quelle est la stratégie de croissance de Total dans le solaire?
A la base de notre stratégie, il y a la technologie de SunPower. Elle est très, très en avance sur le reste de la concurrence. Nos cellules photovoltaïques sont les plus efficaces au niveau mondial. Nos usines produisent des cellules qui transforment 25% de la lumière du soleil en électricité, quand le reste de l’industrie est à 17%. Un avantage tel que pour nous, grandir autrement que par croissance organique n’aurait pas de sens. Nous avons lancé récemment la construction d’une nouvelle usine de cellules aux Philippines qui sera mise en service au troisième trimestre 2015. Elle contribuera, avec d’autres projets, à booster notre capacité de production dans les années à venir. Je vous rappelle que nous voulons tripler notre production en 5 ans.
Quel va être l’impact de votre nouvelle usine aux Philippines?
Cette usine de 400 MW va permettre à Total d’augmenter sa capacité de production de 40% en année pleine. Nos carnets de commandes aujourd’hui sont pleins avec nos capacités actuelles. Cette usine va faire du bien !
L’ensemble de vos activités dans les énergies renouvelables sont-elles rentables?
Aujourd’hui le solaire, qui gagne de l’argent, vient compenser l’activité biotechnologies, qui est une activité de recherche dans laquelle on investit pour le moment. L’ensemble est donc à l’équilibre.
Quels sont les prochains défis de l’industrie solaire?
Il y a toujours un défi économique. Il faut garder une capacité de réaction extrêmement forte parce que les opérateurs du solaire évoluent rapidement. Il faut baisser les coûts dans tous les domaines : dans les cellules, qui ne représentent qu’un tiers du coût global, mais aussi dans l’installation. Sur le plan financier, Total doit avoir accès à des structures de financement aux Etats-Unis qui prêtent à des coûts de capital très bas et sur lesquelles s’appuient les concurrents de SunPower. L’ accès à ce type de financement bon marché est important pour le développement du solaire.
Et sur le plan technologique? Le stockage ?
SunPower se positionne en particulier sur deux besoins. Il y a d’abord le service aux clients, c’est-à-dire manager les besoins énergétiques du client dans une maison. De plus en plus de clients vont demander à ce qu’on les aide à optimiser leur consommation avec des systèmes de gestion intelligents. C’est très clairement une direction vers laquelle SunPower veut se développer. Le stockage de l’électricité, qui trouve sa place dans cette nouvelle demande.
Quand pensez-vous avoir un système de stockage performant ?
Techniquement, bientôt. Economiquement, dans les années qui viennent. Des technologies vont émerger très rapidement parce qu’il y a aujourd’hui des pays et des états américains, qui subventionnent des projets. L’Allemagne par exemple le fait. Je pense qu’un système rentable et performant devrait voir le jour dans cinq ans environ. C’est demain et Total veut être à ce rendez-vous. Nous avons d’ailleurs engagé des coopération avec cinq start-up, qui développent cinq technologies de stockage différentes. Tout l’enjeu, c’est de développer des systèmes de stockage à des coûts compétitifs. SunPower investit également dans des start-up, qui savent gérer la demande des clients.
L’arrivée de ces systèmes de stockage performant va-t-il transformer brutalement le marché mondial du solaire?
Non, pour deux raisons. L’impact sera progressif, le coût du stockage restant encore très élevé. Avant que la combinaison du stockage et du solaire ne fournisse une solution véritablement économique par rapport aux moyens traditionnels de produire de l’électricité, il va se passer un certain nombre d’années. Aujourd’hui, le solaire représente 1 % de la production d’électricité mondiale et même avec une croissance de 12 % par an, il représentera à la fin de la décennie 2% ou 3%. Et en 2030 peut-être 10% ou 11%. C’est bien, mais ce n’est pas encore le grand soir. L’énergie est une industrie de long terme, qui a besoin de temps. Avec un peu de patience et d’après l’Agence Internationale de l’Energie (AIE), le solaire pourrait représenter la 1ère source de production d’électricité dans le monde d’ici 2050.
Sur les biotechnologies, notamment la biomasse, quel est votre stratégie ?
Nous construisons notre modèle en marchant, à l’image de ce que nous avons fait dans le solaire. Nous avons investi il y a quelques années dans Amyris, une start-up caliornienne capable grâce à des levures modifiées génétiquement, de transformer du sucre en molécules de base pour les carburants et la chimie. Amyris parvient à produire du pétrole vert en reproduisant, en quelques semaines, ce que la nature a mis des dizaines de millions d’années à faire. Cette technologie trouve de nombreuses applications. Elle permet de développer des biocarburants, des lubrifiants, des adjuvants pour les pneus, mais aussi des parfums, des cosmétiques ou encore des vaccins…
Avez-vous l’espoir de développer un biocarburant compétitif ?
A la fin d’année, nous aurons un biokérosène autour de 3 à 4 dollars le litre en coût de production. Cela reste encore trop cher en comparaison du carburant « classique », qu’il faut d’ailleurs diviser par deux compte tenu des taxes. Il y a toutefois un certain nombre de compagnies aériennes qui s’intéressent à ce produit. Air France fait voler une fois par semaine un vol Paris-Toulouse avec notre biokérosène. Pour être compétitif, il faut viser un litre en dessous de 1 dollar. Nous sommes en train de construire une feuille de route industrielle qui vise à réduire le coût de production à 1 dollar le litre d’ici à 2020. C’est accessible industriellement d’ici à la fin de la décennie. C’est-à-dire dans pas très longtemps. C’est notre ambition.
Et Amyris sera-t-elle rentable?
Nous sommes au début de l’histoire. Amyris se développe déjà commercialement dans des domaines comme les cosmétiques et les parfums, des activités compétitives qui lui rapportent de l’argent. Amyris est à un stade de son développement où l’activité commerciale sur les produits à très haute valeur ajoutée se développe et vient compenser les besoins de financement en R&D de la société. Nous comptons toutefois être à l’équilibre l’année prochaine en termes de cash.